J’apprécie les AVH d’Outremer, bien que je sois très loin de les avoir toutes lues. On sent chez cet auteur le joueur chevronné et consciencieux. Celui qui a connu, aimé, éprouvé les LDVLEH dans leur ensemble, qui en a cerné, à force de les lire et de les relire, le principe, la mécanique et les méthodes, et qui en a su distinguer les qualités comme les défauts. On sent le fan-type de littérature interactive : le lecteur désireux d’une ambiance, allié au joueur exigeant du challenge. Et par-dessus tout, on sent le créateur, qui, sublimant et dépassant ses précurseurs, tend à produire des AVH de qualité, continuateur enthousiaste et non servile copiste, reprenant et combinant le meilleur de ses lectures-jeux tout en en gommant le médiocre et l’insipide, conduisant par son talent le genre à son expression la plus accomplie, à savoir (et ce qui participe de son étymologie même), un équilibre consommé entre atmosphère et ludicité, ce même équilibre qui fait défaut à bien des séries éditées (qui trop souvent privilégient un aspect au détriment de l’autre).
Ce matin, disposant d’une journée de congé, j’ai voulu me faire plaisir. Je me suis donc téléchargé
Vers le crépuscule d’Outremer et je me le suis savouré d’un bout à l’autre comme une exquise friandise. Certes, si je n’ai pas retrouvé la pénétration ludique de
Intermède sylvain (qui permet une vaste liberté d’action) ni la profondeur scénaristique de
Labyrinthe (mais là nous touchions au sublime), je n’en ai pas moins passé un excellent moment. Cette AVH se révèle d’une facture classique, certes, mais d’un classicisme ciselé, poli, renouvelé même.
Il est vrai que l’entrée en matière tient en trois mots : un jeune aventurier quitte son village natal pour parcourir le monde avec son épée. Un argument de départ si basique qu’il confine à l’autodérision, et m’a évoqué cette « non aventure » chantée par Naheulbeuk.
Mais rapidement, le héros que nous incarnons se retrouve enrôlé de force dans une armée, puis engagé dans une bataille qui ne le concerne pas. Laissé pour mort après l’attaque d’un dragon, il se réveille sur un monceau de cadavres (sans pour autant converser avec un monolithe flottant). Le challenge pour lui va dès lors consister à quitter le champ de bataille avant la tombée de la nuit, pour rallier une forêt qui le mettra à l’abri d’un camp comme de l’autre. Tout comme dans les deux AVH d’Outremer que j’ai lues, il ne s’agira donc pas de sauver le monde, mais tout bonnement de survivre et d’échapper à un environnement hostile.
La progression se fait évidemment dans un cadre apocalyptique, à travers les mares de sang, les corps disloqués, les charognards, les têtes coupées. Les rencontres relèvent d’un certain fourre-tout, mais d’un fourre-tout plaisant et assumé (qui là encore m’a rappelé une énumération de Naheulbeuk). Le héros, en effet, se verra toujours surpris d’être successivement confronté, non seulement à des soldats, des goules, un loup, un sorcier, un démon ou un dragon (mort, ouf) mais aussi à un minotaure, une centauresse, une gorgone (aveugle heureusement), un sphynx, remarquez la touche mythologique, à laquelle s’ajoute une pointe orientalisante : un éfrit (j’ai dû chercher ce terme dans le Wiktionnaire) voire une princesse djinn (en chemin). Le tout s’ébattant dans un bric-à-brac technologique incluant les armes à feu, dans la tradition de Warhammer.
Par ailleurs, la plupart de ces PNJ paraissent dotés d’une autonomie, leur rôle ne se réduisant pas à se trouver là simplement pour nous aider ou nous pourrir la vie. Notre personnage se verra confronté à un bref épisode de leur vie, à travers laquelle il ne passe lui-même que comme une étoile filante, aussi furtif et discret qu’un soldat lambda dans la bataille. A certains moments, l’AVH se fait AVS (Aventure dont Vous êtes le Spectateur). Ainsi, le héros ne connaîtra pas l’origine ni la nature de la servitude liant l’éfrit Shamir à la magicienne Zirézéna de Dunazahd, ni celle de la rivalité séculaire opposant Nassrif de la Cité d’Opale à Jassamir des Iles Lointaines, ni même si ce dernier retrouvera l’usage de ses jambes pétrifiées pour vivre de nouvelles aventures, ni la raison pour laquelle cette espèce de walkyrie tient à emmener (vers où ?) sur son cheval volant le guerrier Svartholf, fils de Svartghad, ni l’identité de cette rivale angélique qui la devance dans ce projet. Comme si, PNJ nous-mêmes, nous commettrions une brève incursion dans l’intrigue d’une autre AVH qui ne nous concerne guère, pour prodiguer ou subir une action avant de disparaître aussitôt.
- Spoiler:
(Par contre, on pourra découvrir la cible poursuivie par Souffle Sur Les Braises, mais chut.)
Le système de jeu, et de combat, n’est pas sans faire penser à celui des
Chroniques crétoises… à la différence que l’on ne redevient pas indemne après chaque combat ! Ce qui incite vraiment le joueur à se montrer prudent, et à ne pas lancer sa marionnette à l’aveuglette. Plus que jamais, nous nous sentons comme un jeune aventurier inexpérimenté survivant à grand-peine dans un milieu néfaste, bien loin du gros bourrin massacrant tout sur son passage. Le principe des Points de volonté, permettant de booster un jet de dé (un peu à la manière des Points d’honneur dans la série précédemment citée), est extrêmement bien pensé : il oblige le lecteur à en user avec modération et pertinence.
La structure du récit, à rebours de ce que j’ai pu lire sur d’autres critiques, m’a paru plutôt linéaire : les différents chemins que l’on emprunte nous ramènent systématiquement aux mêmes carrefours d’où émerge un autre embranchement. Avec un peu de patience, et en dressant un plan, on repère assez rapidement les coins à éviter, et ceux comportant (moyennant évidemment un comportement adéquat) un objet et/ou une information capital(e). « On a tous en nous quelque chose de Livingstone » a écrit Outremer sur un autre forum. Oui, mais en l’occurrence, d’un Livingstone qui aurait relu et éprouvé la jouabilité de ses propres œuvres. La victoire requiert certes une information capitale, mais
- Spoiler:
une telle information peut s’obtenir à trois reprises dans notre cheminement.
Le combat final peut certes être facilité par six objets différents, mais
- Spoiler:
ils ne s’avèrent pas pour autant indispensables (ils ne peuvent être d’ailleurs recueillis dans leur intégralité, sacré Outremer)
ce qui, dans les deux cas, brise cette linéarité outrancière qui caractérisait certains
Défis fantastiques. Nous demeurons loin d’un OTP, et nous pouvons toujours explorer de nouvelles voies sans pour autant oblitérer nos chances de succès, voire même nous amuser à achever à plusieurs reprises l’aventure en variant à chaque fois les directions. (J’avoue que c’est ce que j’ai fait : je n’ai lu le dernier paragraphe qu’après avoir triomphé à trois reprises du boss de fin.)
Le dernier combat, contre la nécromancienne Anyastraza Cœur-Figé, venons-en, tient vraiment toutes ses promesses. D’une part, il apporte une conclusion scénaristique.
- Spoiler:
(En expliquant enfin cette plaie au bras gauche résistant à toute potion de guérison, qui nous fait souffrir d’une façon récurrente tout au long de notre pérégrination.)
D’autre part, il oblige, pour en venir à bout, à recourir à tous les artefacts et bonus recueillis au cours de l’aventure, ainsi qu’à tous nos Points de volonté. Vraiment, il s’agit de lancer toutes ses ressources dans la bataille ! Scindé en trois phases, il comporte sa dose de tension à chaque jet de dé, particulièrement quand notre adversaire nous lance ses sorts terriblement vicelards. En effet, comme je l’ai également lu quelque part, cette confrontation finale peut se rapprocher de celle de
L’Arpenteur de Lune, voire de celle contre le Prince Démon, au terme du premier opus de
Loup*Ardent (mais avec un Brennan qui aurait bien pris la peine de former et de formuler des règles claires et jouables, voyez comme l’élève dépasse les maîtres).
Enfin, ce dernier obstacle surmonté, nous recevons le fruit de notre labeur : celui de tout bonnement atteindre cette forêt qui nous soustrait de l’encasernement, et de nous endormir à son orée, en rêvant déjà aux rencontres qu’elle nous réserve. Peut-on considérer
Vers le crépuscule comme une préquelle de
Intermède sylvain ?
L’aventure terminée à l’heure du repas, il ne me reste plus qu’à la ranger en tirant mon chapeau et en me fendant d’un sincère et chaleureux : « Bravo, respect et merci Outremer, pour ce moment d’évasion ! »