- Aronaar a écrit:
- Les LDVELH d’antan sont connus, entres autres choses, pour nous placer dans d’autres mondes et d’autres époques, d’autres univers, du classique héros vénal aimant sortir sa lame à tout bout de champ jusqu’à l’aventurier sillonnant les étoiles, en passant par le quidam traversant les temps dangereux de la Révolution française.
Transporter le lecteur-joueur dans un environnement déconnecté de notre réalité est après tout gage d’évasion, n’est-ce pas ?
Bien moins courants sont les tomes se situant sur notre bonne vieille Terre (ou pas si bonne, vu tout ce qui s’y passe quotidiennement) avec ou sans une touche variable de fantastique, de surnaturel.
Avec La Montagne sans Retour, premier roman d’Ophélie Datiche (et seul représentant, à date, des œuvres interactives aux éditions Onyx) c’est bien dans ce cadre que nous nous situons, pilotant la destinée d’un employé de bureau ambitieux et pas plus bête qu’un autre, mais au moins autant.
Un col blanc qui a accepté un défi pour l’espoir d’une promotion, l’amenant dans une montagne pleine de secrets comme de dangers…
Ainsi que pas moins de 17 fins différentes et trois aventures distinctes !
De quoi, à tout le moins, être intrigué. Pour vérifier si cette montagne est à la hauteur de sa réputation, enfilez vos chaussures de randonnée et fourrez vos poches de rations protéinées, ami Lecteur : allons explorer ensemble ce pic hostile.
Ça forge un homme, cette balade, vous verrez !Dans la culture de votre entreprise, il existe un rite de passage : l’Ultra-raid. Un évènement nimbé d’une aura de gloire, de mystère et de danger. Un rituel pour séparer la crème légère de la crème épaisse, pour voir qui est prêt à s’investir à fond dans l’entreprise.
Votre N+1, monsieur Marchand, l’a fait il y a des années et comme vous convoitez le poste de sous-directeur, vous voilà prêt à relever cette ordalie pour l’impressionner, donner du lustre à votre blason et saliver d’avance en pensant à toutes les sirènes du consumérisme auxquelles vous pourrez succomber grâce à votre nouveau salaire.
Quelques jours en montagne, même pour quelqu’un habitué aux repas copieux et dont les efforts physiques demeurent marginaux, cela ne peut pas être si difficile, n’est-ce pas ?
Equipé de pied en cap, briefé par un guide sinistre ayant l’air de dire que vous pourriez ne pas revenir vivant de cette escapade, vous vous engagez sur le premier sentier, ayant déjà oublié quel signe voulait dire quoi…
Le ton, au début, est plutôt léger et conservera régulièrement des descriptions teintées d’humour, à l’instar de celle-ci :
Vous vous détournez avec sagesse de raccourci abrupt, dont n’importe qui se serait méfié comme d’une auto-stoppeuse trop sexy. Qui confère un véritable cachet à l’ensemble. Le propos de base est accessible à tous et l’on peut s’identifier à ce bonhomme tentant sa chance sans se douter dans quoi il s’engage : contrairement à énormément de protagonistes dans les romans interactifs, il n’a rien d’un héros, ne possède aucune compétence remarquable, son entendement n’est pas stellaire, le reste, ce sera à vous de la façonner…
Même si les choix ne sont pas nécessairement légion.
Lorsqu’on sait que l’aventure en elle-même pèse environ 240 pages bien tassées, il y a là de quoi s’en étonner quelque peu, non ? Comme souvent avec les nombres, celui-ci est trompeur sans explicitation du contexte.
Car pour ces 241 pages, le texte ne comporte que 80 paragraphes !
Ayant eu la chance d’assister à une lecture du début de l’ouvrage en présente de l’autrice, j’ai pu confirmer que c’était là une volonté de sa part d’aller à contre-courant des œuvres d’antan, où les paragraphes sont notoirement plus courts (étant parfois une belle andouille, je n’ai pas pensé à la questionner plus sur le reste de son processus créatif).
Avec votre sens des mathématiques impeccable, ami Lecteur, vous aurez calculé que cela représente en moyenne trois pages par paragraphe ; les paragraphes d’une page sont l’exception et permettent de faire place à d’autres plus étoffés, comme une section menant à une mort durant pas moins de sept pages.
C’est assez inhabituel dans le format (même un exemple récent se montrant fort verbeux, tel l’excellent Les tambours de Shamanka, a un ratio pages/paragraphes bien plus serré) et pourra en dérouter plus d’un.
D’une part, cela permet au style d’Ophélie Datiche de s’exprimer librement, sans contrainte de format : il n’était pas rare auparavant, notamment avec la règle des 400 paragraphes prévalant dans les
Défis Fantastiques, de tomber sur des sections officiant plus comme remplissage qu’autre chose.
Tout comme on peut concevoir un repas de qualité comme une fête des cinq sens, cette mixture littéraire est également l’occasion de mobiliser fréquemment tout ou partie de ce répertoire, entre les fragrances forestières, la saveur d’une ration de voyage bien méritée, la vue de cristaux atypiques, le son de l’orage déferlant sur la montagne ou les nombreuses sensations corporelles désagréables qui pourront vous arriver.
C’est un véritable plus pour l’immersion, s’insérant pleinement dans l’axiome bien connu « Ecrire, c’est décrire »- l’autrice ne s’arrêtant pas là, puisqu’elle dépeint également l’état mental de votre personnage, qui, dans des situations assez nombreuses, pourra être plutôt dégradé.
Personnage qui prend également corps avec des anecdotes sur sa vie récente ou son enfance (comme sa mère lui apprenant à compter quand surviendra le prochain éclair- le genre de souvenir communément partagés entre une ou plusieurs générations) qui aident d’autant plus à créer du lien avec ce pauvre diable fourré dans une situation le dépassant et de loin.
En vérité, pour le vétéran des LVELH et autres appellations d’œuvres interactives, on a ici le droit à un luxe de détails auquel on s’attend plus volontiers à rencontrer dans un roman « classique », abondance qui a de quoi dépayser sans être désagréable.
En parallèle, il ne faut pas oublier que nous sommes en présence d’un spécimen représentant une tendance massive des romans interactifs « modernes » : un système de règles minimaliste au possible.
Les quelques illustrations bénéficieront d’un crayonné très travaillé.
Pas de dés, pas de statistiques ou de feuille d’aventure : tout au plus pouvez-vous télécharger sur le site de l’éditeur une page d’inventaire, si jamais vous n’aviez pas un vieux carnet ou paquet de feuilles blanches à terminer.
En vérité l’inventaire de base est assez peu mobilisé, dans le sens où la présence ou l’absence de ces objets n’a pas grande incidence- la consommation de rations n’a d’importance que dans une des trois voies principales.
Perdre votre boussole ? Aucun problème.
Il faudra bien plus lorgner du côté des objets que vous pourrez glaner en cours de route. L’autrice a par ailleurs prévu une antitriche à l’ancienne : pour « vérifier » que vous possédez bien le bidule en question, celui aura un numéro auquel il faudra additionner un nombre, afin d’obtenir la page à laquelle se rendre.
(Qui aura envie de tricher ne trouvera néanmoins pas grande difficulté avec seulement 80 paragraphes.)
Comme le nombre de sections jouable est modeste et que le livre se divise en trois historiettes distinctes, les possibilités de rater quelque chose de significatif sont donc minimes : si les PFA occupent une bonne partie de l’ouvrage, nous ne trouverons point là de pièges sadiques à la Livingstone.
L’avantage – comme toujours – avec ce genre de système édulcoré est que la fluidité de lecture en ressort fortifiée, même si un crayon restera un viatique nécessaire pour ce voyage.
Charge au livre de nous proposer ensuite des choix intéressants ; en l’occurrence, ceux-ci rendent hommage à la manette de la NES et son brevet pour le D-pad, puisqu’ils seront essentiellement directionnels.
Heureusement et contrairement à des donjons austères, ces choix de direction nous mèneront à des évènements chargés en tension ou en mystère, si ce n’est pas à une tombe précoce.
A ce sujet, on pourra minorer le côté je-veux-vous-accrocher des 17 fins différentes : il y a en plutôt trois, parfois avec des variations, le reste étant une palette de nuances sur le thème « je suis horriblement mort », ce qu’on ne peut raisonnablement pas compter comme un sentiment de clôture avec tout un travail de préparation y menant (sauf si vous aimez jouer les Roger Wilco et découvrir comment trépasser de toutes les manières possibles).
Qu’as-tu accompli d’admirable durant ce voyage ? A côté cela, nous aurons également le droit à deux énigmes, dont une concernant un décodage de message mystérieux.
Le fait que vous trouviez un magazine avec la marche à suivre pour décrypter les inscriptions est un peu trop commode, néanmoins, c’est un agréable casse-tête ayant le mérite de nous présenter un code insolite (ou du moins le parut-il pour un néophyte en cryptographie comme votre serviteur).
Quant au reste et sans que vous puissiez le savoir, l’expérience de lecture est plus agréable si vous tombez tout d’abord sur la fin horrible (vous ne trépassez pas, toutefois le résultat n’est guère préférable) ou celle plus terre-à-terre qui lève le voile sur cette histoire d’ultra-raid, puisque celles-ci vous feront sentir qu’il reste bien un mystère de taille à éclaircir au sein de la montagne.
(A ce sujet, pour qui sera quelque peu exigeant, le pot-aux-roses repose sur un élément relativement invraisemblable.)
En effet, la troisième courte aventure, possédant un aspect fantastique, est d’évidence celle privilégiée par l’autrice : non seulement elle comporte tout un alphabet imaginaire composé avec soin, mais elle invite explicitement à une suite.
Sur la question de savoir s’il est trop ambitieux de songer à une prolongation dès le début, je vous laisserai seul juge, ami Lecteur- par contre, cette formule possède de manière inhérente des failles puisqu’au fond, ce concept de multiplicité de fins différentes devient caduc par celle « officielle » qui va servir de base pour continuer les pérégrinations de notre personnage.
On pourra songer à ce propos et dans un autre média Deus Ex : Invisible War, dont l’excellent prédécesseur posait trois fins différentes, et sa suite de considérer que les trois à la fois se sont produites, ce qui est absurde.
Surtout, ce choix transforme La Montagne sans Retour en marchepied pour quelque chose de manifestement plus grand, plus magique ; une introduction manquant alors fatalement de matière pour son propos principal.
Ce n’est pas à dire que cette introduction serait superfétatoire. Néanmoins et malgré sa longueur, en tant « qu’objet ludique », le livre ne donne pas grand-chose à se mettre sous la dent et la plupart iront de toute manière chercher les fins principales alternatives afin de profiter de tout ce que l’ouvrage a à offrir.
80
« Ascension incertaine »
La Montagne sans Retour fait partie de ces ouvrages où le talent littéraire est patent mais le côté ludique demeure un enrobage soit léger, soit faiblement exploité (ou les deux).
Bien que la lecture soit agréable, on pourrait être amené à se demander si la « vraie » histoire que désire conter l’autrice n’aurait pas été encore plus pertinente sous la forme d’un court roman classique, quitte à être le début d’une duologie ou d’une trilogie.
Pour un premier essai, cela demeure toutefois plus qu’honorable !14/20